Angélique Cauchy, si un jour quelqu’un te fait du mal
8 novembre 2024Après un long silence, Angélique Cauchy s’est autorisée à parler, puis à écrire. Dans son livre, “Si un jour quelqu’un te fait du mal”, publié aux éditions Stock, elle décrit les viols, les humiliations et les violences psychologiques qu’elle a subis adolescente de la part de son entraîneur, Andrew Geddes, condamné en 2021 à 18 ans de prison. Aujourd’hui, la trentenaire, qui est parvenue à traverser l’indicible, tente de sensibiliser le plus grand nombre, pour que son histoire ne se répète plus jamais.
Quel a été votre cheminement pour écrire ce livre ?
J’ai toujours eu le goût de l’écriture. Je ne pensais pas écrire un jour un livre sur ma vie et surtout sur cette vie. Au cours de la procédure judiciaire, je m’étais posé cette question, si un jour, il faudrait écrire, dans un but thérapeutique. Cette vision-là m’a été confortée par le psychiatre de la procédure qui m’avait dit qu’il serait bien un jour d’écrire cette histoire et de me donner le droit à l’oubli. Étant hypermnésique, je n’ai, en plus, rien oublié, car je savais que peut-être un jour, il faudrait que je retranscrive tout ce que j’avais vécu. En septembre 2023, j’ai été auditionnée à l’Assemblée nationale, lors de la commission d’enquête relative à l’identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du mouvement sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif. Suite à cette audition et aux milliers de messages que j’ai reçus, je me suis rendu compte que la société, pour évoluer, avait besoin d’entendre ce genre d’histoire. C’est à ce moment-là que j’ai peut-être pris conscience de l’importance du message de la libération de la parole. Parmi les nombreux messages que j’avais reçus, il y avait des propositions de maisons d’éditions me demandant si j’avais envie d’écrire mon histoire et de la publier. C’est là que je me suis lancée. J’ai écrit de septembre à décembre 2023. À l’époque, cela faisait 1 800 000 signes. Puis j’ai envoyé cela à ces maisons d’éditions. Par la suite, j’ai choisi les Éditions Stock. Mon éditrice m’a alors dit qu’à présent le travail aller d’être de couper pour que le livre soit à 350 000 signes. Il a fallu couper 75 % de ce qui avait déjà été écrit. Cela a été ça le plus dur dans le processus, la réécriture du livre.
Cette histoire est au départ celle d’une petite fille qui aime le tennis et qui va rencontrer à 12 ans, lorsqu’elle change de club pour pouvoir progresser, un prédateur…
C’est tout à fait ça. Je change de club à 12 ans, car le club où j’étais auparavant, celui de ma ville, de mes débuts, n’avait plus les capacités à pouvoir m’entraîner. Je vais dans le meilleur club, à l’époque, du Val-d’Oise, à Sarcelles. L’entraîneur, initial, qui devait s’occuper de moi était parti durant l’été. Un autre entraîneur avait pris sa place et il va devenir mon agresseur.
Puis il y a l’été 2000, un point de bascule…
C’est un point de bascule entre ces deux périodes, de cette emprise de deux ans. Une première période où je suis totalement aveuglée et je fais tout ce qu’il me dit et je n’ai plus aucun libre-arbitre et ce moment de la Baule qui est d’une extrême violence, qui arrive au moment où je prends conscience que finalement, il ne veut pas du tout mon bien, mais qu’il veut me détruire. C’est certainement le moment où je me dis, soit je ne veux plus vivre et je meurs, soit il va falloir que j’arrive à me battre pour me libérer. Cet été-là, c’est la prise de conscience.
Votre témoignage retrace les viols dont vous avez été victime. Parfois plusieurs fois par jour, dans différents endroits. Avec ce sordide décompte de 400…
De moi-même, je n’ai jamais fait ce décompte. Je ne pense pas que lorsqu’on est victime que l’on puisse à un moment donné se dire que l’on va compter les agressions et les viols. En réalité, c’est une question qui m’avait été posée par la juge d’instruction. Elle m’avait demandée à combien je chiffrais le nombre de viols et d’agressions. J’avais alors fait ce calcul, que sur deux ans cela faisait à peu près 720 jours et sur ces 720 jours, j’avais été avec lui plus d’un jour sur deux et que c’était arrivé à chaque fois que j’étais avec lui, au moins une fois sinon deux lorsque je dormais chez lui, et avec cette période concentrée à la Baule, sur quinze jours où cela représente déjà sur cette période-là 45 viols environ… Lorsque j’ai dit 400, c’est sans doute minoré. La question du juge était sans doute pour se rendre compte que c’était vraiment quelque chose qui était dans mon quotidien. Lorsqu’on me questionne, je dis qu’à ce moment-là, faire une fellation ou un coup droit cela devient presque la même chose.
Votre agresseur a eu une telle emprise sur vous qu’il était parvenu à vous éloigner de vos proches et notamment de votre sœur. Est-ce que vous vous êtes, « volontairement », éloignée d’elle pour la protéger ?
À ce moment-là, j’ai essayé de trouver la stratégie pour que cela soit le moins impactant pour moi. Lorsque j’étais dans un lieu à découvert, je faisais en sorte de mal faire ce qu’il me demandait afin qu’il s’énerve, qu’il arrête et qu’il s’en aille, pour que le « quotidien » reprenne. En revanche, si c’était dans un lieu clos, que je savais que personne ne pourrait me venir en aide, à ce moment-là, je faisais exactement ce qu’il me disait pour éviter que cela soit pire. Ma stratégie pour éviter que cela arrive a été de (re)disputer des tournois près de chez-moi pour ne pas qu’il n’emmène, simuler de la fatigue ou des blessure pour ne pas aller m’entraîner, pour que cette emprise soit de plus en plus fine, jusqu’à ce que j’ai assez de force pour, quelque part avec mes ciseaux, couper ce lien, qui au début était impossible, car j’étais totalement enchaînée. Pour ma sœur, je me disais que plus j’étais loin d’elle et plus j’allais pouvoir la protéger non seulement du silence de ce qui m’arrivait parce que je ne voulais pas qu’elle le découvre et que je lui fasse porter ce silence et aussi parce que si elle était plus proche de moi, elle allait être proche de lui. Il me faisait comprendre que si je ne cédais pas, il le ferait avec elle. C’était ce qui me tétanisait le plus.
Votre père, qui était dans la police, avait dit un jour que si quelqu’un s’en prenait à vous, il se chargerait de lui régler son compte. Est-ce que cette phrase a eu un impact dans votre silence ?
C’est pour cela que c’est le titre du livre. C’est la raison principale de mon silence. C’est la peur que mon père veuille faire justice lui-même, parce que c’est ce qu’il répétait toujours, et que par la libération de ma parole, j’envoie mon père en prison, ma mère, fragile, en hôpital psychiatrique et ma sœur en foyer. Donc, évidemment, mon silence en grande partie, il est dû à ce choix de vouloir protéger ma famille. Aujourd’hui, je sais que c’était le mauvais choix, car en voulant protéger ma famille, j’ai surtout, en ne parlant pas, pas pu protéger les suivantes. Aujourd’hui, c’est finalement cette culpabilité que j’ai de ne pas les avoir sauvées qui est le plus dur à vivre au quotidien pour moi. L’autre raison de mon silence était aussi la réalité de cette société-là à ce moment-là, qu’on n’allait pas forcément me croire. Je voyais bien qu’on lui permettait tout et que peut-être qu’on lui permettait cela aussi. Avoir des relations sexuelles avec des mineurs. Parce qu’on ne l’arrêtait jamais dans ses violences verbales, physiques, qu’il l’avait devant tout le monde au club.
Pour avoir un tel comportement, est-ce que certains adultes n’ont pas voulu voir ?
C’est exactement cela. Ceux qui n’ont pas voulu voir, alors qu’ils voyaient, mais préféraient détourner le regard et ceux qui voyaient des choses, mais qui n’étaient pas en capacité de les percevoir, car ils n’avaient pas été sensibilisés à des signaux faibles ou à la posture que doit avoir un entraîneur. Finalement, aux limites que l’on doit poser à quelqu’un et encore plus lorsqu’il est en contact avec des enfants dans sa profession. Et puis il y a eu aussi ceux qui voyaient, mais qui disaient que ce n’était pas à eux de prendre la responsabilité de parler et de « dénoncer », qui est un terme mal perçu par la société. Je préfère que l’on utilise le mot signalé. Parce que lorsqu’on signale, le but n’est pas de causer du tort au possible agresseur, mais de sauver une potentielle victime et c’est ça aujourd’hui le message qu’il faut faire passer à toutes les personnes qui sont des témoins. Ils ont la possibilité, s’ils voient quelque chose, de sauver un enfant et leur question ne doit pas être qu’ils vont peut-être changer la vie d’un adulte !
Le jour où votre mère vous offre un nouveau téléphone portable, c’est comme un déclic. Vous vous dites qu’avec ce téléphone portable jamais vous répondrez à votre agresseur…
C’est un symbole. Souvent, les fins (de l’emprise) sont assez symboliques. Dans mon cas, pour trouver la force, ce fut ce téléphone portable que j’ai eu pour mes 14 ans, ce Nokia 33 10 bleu ciel. Je ne sais pas si à ce moment-là, je mesure l’importance du rôle de ce téléphone dans l’emprise qu’il a eu sur moi. Car c’était par le téléphone qu’il avait (aussi) réussi à prendre beaucoup d’espace dans ma vie, même lorsqu’il n’était pas présent (physiquement). Le fait de réussir à couper avec lui par l’intermédiaire de ce téléphone, c’était symbolique, mais quelque part, c’est une intuition certainement qui m’a sauvé la vie.
En 2014, vous avez l’appel d’une certaine Astrid, qui quatre jours avant la fin de la prescription des faits, dont elle aussi a été victime, vous contacte. Vous apprenez qu’il y a d’autres victimes…
À ce moment-là, je découvre qu’elles sont deux. Astrid et Mathilde. En réalité, c’est dit et directement, avec une prise de conscience totale, mais je savais qu’elles existaient. Je savais qu’elles étaient victimes, parce que je les avais vues avec lui les années qui ont suivi. Je savais très bien qu’il avait reproduit la même chose. À la fois c’est très paradoxale, car c’était un soulagement de se dire que je n’étais pas seule et que c’est bien arrivé, mais en même temps, c’est cette culpabilité de me dire qu’elles ont existait (ces nouvelles agressions) parce que je n’ai pas parlé. J’ai pris trois mois avant d’aller déposer plainte. J’y vais, car je leur dois à elles, mes co-victimes, pour qui je n’étais pas là lorsqu’elles étaient enfants. Je sais aussi (à ce moment) que cela aura certainement plus de poids au niveau de la justice, déjà que l’on soit plus nombreuse, mais aussi parce qu’au moment des faits, j’étais plus jeune, ça n’a pas eu le même impact dans la procédure. Parce qu’aussi, je le devais à la société, à mes élèves de 12 ans que j’ai (aujourd’hui) en face de moi en tant que professeur d’EPS.
En 2021, votre agresseur, Andrew Geddes, a été condamné à 18 ans de prison pour viols et agressions sexuelles sur quatre de ses anciennes joueuses avec une interdiction à vie d’être en contact avec des mineurs et cinq ans de suivi psychologique. Cette condamnation a-t-elle eu un impact dans votre état d’être ?
À la seconde même où je suis reconnue victime, cela a eu une incidence. Parce que tout d’un coup, cela voulait dire que la société reconnaissait ce que j’avais vécu. Parce qu’il part en prison, je sais, à ce moment-là, que la société va être protégée. Les semaines et les mois qui suivent, je me disais : « Il est en prison, mais toi, tu souffres toujours ». C’est cette capacité à ce moment-là de rebondir et se dire : « Il va falloir continuer ta vie, car cela ne va pas tout régler, cela ne va pas tout effacer. Ce n’est pas parce que la justice essaie de réparer, que toi, tu es réparée. » C’est la capacité que nous devons avoir, nous les victimes à se prendre en charge pour essayer de revivre. Et pour moi, cela a été en 2023.
Au moment du procès, votre agresseur a finalement reconnu les faits et il s’est nommé comme « une pourriture ». Avez-vous cru à ces déclarations ?
Je crois qu’à ce moment-là, lorsqu’il le dit, il est vraiment honnête et cela a été rare durant le procès. Souvent, durant le procès, il essayait de minimiser. Qu’il n’était pas conscient, de trouver diverses excuses. Il se raccrochait à des branches pour montrer qu’il n’était pas réellement coupable. Hormis cette phrase, on sent qu’il comprend à ce moment, en entendant la réaction sur l’ensemble de la salle, à quel point il avait été très très loin. C’était assez rare durant le procès ces moments qu’il avait de lucidité et peut-être de sincérité. À vrai dire, je n’étais pas prête du tout, à entendre des possibles excuses. D’autant plus que je ne pense pas qu’il était sincère, c’était sans doute pour (tenter) de minimiser sa peine. Aujourd’hui, avec le recul, je peux le comprendre que finalement à ce moment-là, il n’était pas capable d’être dans une empathie totale.
Peut-on pardonner de tels actes ?
Je ne sais pas. Je ne pense pas avoir pardonné, en tout cas, maintenant, j’en suis indifférente. Je ne lui souhaite plus de mal ou de mourir comme j’ai pu lui souhaiter pendant des années. Je n’ai plus de cauchemars où je finis par le tuer. Je ne souhaite même pas qu’il se fasse tabasser en prison où qu’il meurt en prison. Aujourd’hui, je ne ressens pas de haine, mais pas non plus de pardon !
Sur le plan psychologique, pour être là où vous vous trouvez aujourd’hui, avez-vous eu un suivi ?
Dans mon quotidien, je me suis posé sans arrêt des questions comme : « Qui je suis ? Pourquoi je suis devenue comme ça ? Qui j’aurai pu être ? Pourquoi a-t-il agi comme cela ? Qu’est-ce que je peux faire pour que cela n’arrive plus ? De me poser des questions, c’est dans ma nature. C’est aussi l’une des raisons pour laquelle il m’a choisie. Car nous avions (les victimes) toutes le même profil. Des petites filles, plus matures intellectuellement que leur âge, qui travaillaient très bien à l’école, qui s’intéressaient au monde des adultes. J’ai fait ce travail, seule pendant 25 ans et en janvier 2023, je crois que c’était le moment pour moi, que j’avais les capacités de me faire aider, parce que j’étais en mesure de faire ce chemin, pour vraiment vivre ma nouvelle vie. Donc je suis suivie depuis un an et demi par un psychiatre que je vois assez rarement, une fois par mois et je ne parle quasiment jamais des faits, nous sommes plutôt dans comment je vais aujourd’hui et comment je réagis aux différents événements qui m’arrivent…
Ces actes, ont-ils eu un impact sur votre vision sur la gente masculine ?
Je ne sais pas si j’aurais été avec un homme ou une femme, s’il ne m’était pas arrivé cela. En-tout-cas, avant cela, j’avais toujours eu des petits copains, même si j’étais une enfant. Ensuite, je n’ai jamais réussi à être avec un homme, c’est très certainement lié. C’est une certitude. Même sur ma sexualité cela a eu des répercussions, qui sont encore présentes aujourd’hui. Pendant très longtemps j’ai eu peur des hommes. J’ai eu peur des hommes dans des endroits clos comme les ascenseurs, les taxis, dans un bureau. Avec un supérieur hiérarchique, c’étaient des moments qui m’angoissaient terriblement. J’avais aussi une peur panique de me projeter dans un acte sexuel avec un homme. C’est assez récent le fait que je puisse me dire, que potentiellement dans une autre vie, car aujourd’hui je suis mariée et je suis très heureuse, ce serait possible. Néanmoins je sais bien que la majorité des hommes sont des hommes biens et que nous avons, aussi, besoin d’eux pour changer les choses.
Après ce terrible épisode, quel a été votre rapport avec le tennis ?
Le tennis a été à la fois l’endroit que je préférais au monde, car c’était le lieu de ma passion et en même temps l’endroit que je haïssais le plus au monde. Parce que c’était là où toutes mes souffrances ressortaient le plus. Dans mon quotidien, elles se manifestaient tout le temps lorsque je croisais un coach, une gosse… Tout ce qui me rappelait ces deux ans était incrusté dans ma mémoire. Le terrain de tennis, forcément lorsque j’’y étais, je pensais à ça. Pendant les quinze ans qui ont suivi, mon rapport avec le tennis était compliqué. Je ne comprenais pas pourquoi je me mettais dans des états de nervosité, de stress, de violence, alors que je n’étais pas du tout comme cela dans la vie. J’ai compris tout cela au moment de déposer plainte en 2014. C’est là que j’ai décidé d’arrêter le tennis, car je me suis dit que c’était le moment que je me reconstruise. Pour ne plus souffrir, il fallait couper avec la chose qui me faisait le plus souffrir et c’était le tennis, alors que c’était aussi la chose que j’aimais le plus au monde. J’ai continué à entraîner, sans jouer, jusqu’en 2019. Cette année-là, j’ai arrêté et j’ai déménagé dans le sud-ouest. Et là, j’ai coupé complètement avec le tennis. Après le procès, on m’a demandée si je voulais essayer le padel. Je me suis dit d’essayer, car cela se rapproche du tennis. Depuis, je joue au padel. Sur un terrain de padel, je n’ai aucun mauvais souvenir. J’espère qu’un jour, je pourrais rejouer au tennis sans jamais y (re)penser.
En 2017, vous fondez l’association Rebond (www.assorebond.com), qui lutte contre les violences dans le sport. Pourquoi avoir créé cette association ?
Nous (les quatre anciennes victimes de cet entraîneur) avons fondé cette association en cours de procédure. Parce qu’on s’était rendu compte à quel point c’était long, à quel point c’était dur. On se sentait seule, même pour celles d’entre nous qui avaient la chance d’être épaulées. Pour moi, c’était vraiment dur, car ma famille n’était pas en capacité de pouvoir me soutenir. J’espérais qu’en créant cette association que l’on puisse permettre aux victimes de ne plus jamais vivre ce que nous nous avions vécu. Même les filles quand je parlais avec elle, elles me disaient : « Les gens ne nous comprennent pas ». Il n’y avait que nous quatre qui nous comprenions. Car nous avions la même façon de réagir au monde. À titre personnel, même ma femme n’arrive pas du tout à se projeter dans ce que j’ai vécu, malgré le fait qu’elle partage mon quotidien. Elle prend à peine la mesure de l’impact que cela a eu sur moi et comment un regard, une phrase, un geste peuvent avoir chez moi une répercussion terrible. Nous avons donc créé cette association d’abord pour les victimes et ensuite parce que je suis professeure et que mon métier est de transmettre. C’était important de pouvoir sensibiliser le monde du sport en général. Les dirigeants, les entraîneurs, les parents et les jeunes pour que cela n’arrive plus. Pour que le sport construise, mais ne détruise pas. Pour que le sport soit plus sain et bienveillant et parce que je crois énormément aux valeurs du sport. Nous allons dans les clubs, les ligues et Fédérations de tous les sports, mais aussi dans les mairies, pour parler à la fois aux élus, aux éducateurs des villes. Nous allons aussi dans les entreprises, car les salariés avant d’être des salariés, ce sont des citoyens. Nous devons tous être des témoins et être en capacité de signaler et de repérer des signaux faibles. Nous faisons aussi un projet lycée où des classes de premières et de terminales étudient mon livre. Au bout de deux mois, je viendrai faire une conférence, avec des lectures qui seront réalisées par les élèves. Elles permettront d’aborder les thèmes de l’emprise, du rôle de la justice, du rôle du témoin, de la libéralisation de la parole…Auprès des élèves, des parents et de l’équipe éducative. Je vais le faire aussi avec l’INSEP et dans les semaines qui viennent, je devrais avoir un partenariat pour pouvoir mener cette action dans tous les CREPS de France et avec la Fédération française de football pour réaliser cela dans tous les centres de formation. Il y a aussi une exposition qui est quasiment terminée et qui va pouvoir tourner dans toutes les mairies, dans toutes les Fédérations, les événements sportifs et j’espère aussi à Roland-Garros, pour sensibiliser à travers l’art, les violences dans le sport, en s’appuyant sur des extraits du livre et des photos qui vont illustrer des passages du livre. Nous avons aussi un partenariat avec Engie, qui lie leur sponsoring sportif sur les tournois de tennis, à des actions de sensibilisation que nous réalisons. L’objectif est d’avoir un impact sociétal positif et d’utiliser le sponsoring pour changer le monde, notamment les violences sur mineurs dans le sport. À travers ce partenariat, Engie souhaite aussi embarquer toutes les autres entreprises sur ce sujets-là, et initier une nouvelle façon de penser le sponsoring.
En mai 2022, Gilles Moretton, président de la Fédération française de tennis, avait signé avec Isabelle Demongeot un accord de mission de lutte contre les violences sexuelles. Travaillez-vous aussi avec la FFT ?
Nous avons depuis 2020 une convention avec la Fédération française de tennis. C’est vrai, que cette signature avec Isabelle Demongeot fut assez médiatisée. Cela permettait aussi, je pense, sa réhabilitation dans le monde du tennis, qui ne l’avait pas soutenu par le passé. Or nous, on ne souffrait pas de cela, car la FFT, lors de notre procès, s’était portée partie civil. À travers notre partenariat avec la FFT, nous avons notamment deux actions. La première est un tour de France des ligues, que j’effectue avec la cellule Intégrité Sportive de la FFT afin de sensibiliser les élus des ligues, les dirigeants et les entraîneurs des équipes régionales, mais aussi les DE en formation. La deuxième action est de réaliser le tour de France des tournois internationaux jeunes. L’an dernier, par exemple, j’étais allée à Marcq-en-Barœul sur un ITF, à Clermont-Ferrand sur un ITF juniors, ou encore lors d’une compétition pour les 13-14 ans à côté de Rennes. Il y a différents tournois qui ont été ainsi ciblés par la Fédération pour sensibiliser. Je leur ai dit que ce n’était pas le moment le plus opportun, lorsqu’on est en tournoi, on n’est pas forcément disponible en termes de temps, mais aussi psychologiquement pour avoir une sensibilisation sur des sujets aussi importants. J’ai plutôt proposé de le faire lors de moments de formation et de rassemblement. Justement ce projet lycée, j’aimerais pouvoir le faire les jeunes qui sont au CNE et au CREPS à Poitiers, j’aimerais que l’on puisse sensibiliser aussi les arbitres et les juge-arbitres car finalement se sont des premières personnes qui peuvent être des témoins lors des tournois. Que l’on puisse aller jusqu’aux comités, aux clubs. C’est un gros travail, je trouve que la Fédération française de tennis pourrait aller plus vite et donner davantage de moyens. À titre d’exemple la subvention qui est donnée à Rebond, l’année dernière et cette année, est à hauteur de 20 000 euros. Nous devons reverser une partie à une joueuse, connue, qui a été victime de violences sexuelles et la FFT a demandé de l’aider dans ses frais judiciaires. Mais nous avons aussi une dizaine d’autres victimes du milieu du tennis et nous devons être aussi en capacité de les aider aussi de façon équitable sur leur frais de justice. Au-delà de ça, nous avons aussi une psychologue qui est au sein de l’association et qui fait des suivis psychologiques, donc cela coûte à l’association. Pour que l’association se développe, il faudrait davantage de moyens. 20 000 euros pour une Fédération comme la FFT qui a quasiment 400 millions de chiffre d’affaires (ndlr : e, 2024 le chiffre d’affaires du tournoi de Roland-Garros s’élève à 490 millions d’euros), à mon sens ce n’est pas une subvention suffisante et à la hauteur du sujet, quand on voit que cela concerne un enfant sur sept. Je ne crois pas que 20 000 euros soit suffisant pour que l’association puisse venir en aide à toutes ces potentielles victimes et surtout à ce qu’il n’y en ait plus dans le futur.
Depuis 2020, il y a la plateforme Signal-sports. Est-elle assez connue ?
Elle n’est pas du tout assez connue. Par exemple, lorsque je vais faire une sensibilisation dans les ligues de tennis avec la cellule Intégrité Sportive et que nous parlons de signal sport et que je demande (à l’auditoire) : « Qui connaît Signal-sports ?» , j’ai 5 % des mains qui se lèvent alors que je parle à des dirigeants, des élus de ligues, de comités. Je sais que dans un club sur 100 licenciés à peine 5 doivent savoir ce qu’est la plateforme Signal-sports, comment on y va, à quoi elle sert. Très peu de personnes savent qu’il y a une différence entre la sanction disciplinaire et pénale. Ce n’est pas parce que la procédure est en cours, qu’il ne peut pas y avoir de sanctions disciplinaires d’interdiction d’entraîner et d’être en contact avec des mineurs. Beaucoup pensent, encore, qu’il faut attendre une décision pénale pour qu’une décision soit prise parce qu’il y a la présomption d’innocence, mais elle ne prévaut pas sur le principe de précaution. Ce n’est pas parce que la justice n’a pas encore statué qu’on ne doit pas protéger la société pendant ce temps-là. C’est pour cela que la plateforme Signal-sports est très importante, car lorsqu’on signale, ensuite cela redescend dans les services départementaux qui mènent des enquêtes, qui sont beaucoup plus rapides que l’enquête pénale et cela peut aboutir à une interdiction d’entraîner en attente du procès.
Quels conseils donneriez-vous à un adulte qui pourrait être un témoin ?
S’il se rend compte, c’est qu’il a perçu des choses. Cela veut dire que soit il a été sensibilisé ou qu’il a une prise de conscience. La première chose, est de faire un signalement soit à Signal-sports ou à la cellule intégrité de sa fédération et s’il ne connaît pas ce procédé qu’il en parle au président de son club. Si cela concerne un mineur, il faut aussi soit contacter la police, la gendarmerie ou le procureur, parce qu’on n’a pas le droit de laisser un mineur en danger. Ce sont les premiers réflexes qu’il faut avoir et surtout ne pas chercher à vouloir juger des possibles chefs d’accusation. Le témoin n’est pas là pour qualifier les faits. Il ne faut pas qu’il y ait une espèce de chape de plomb sur les épaules de la personne qui est témoin. On lui demande d’être juste le relais, de transmettre et qu’une personne prenne en charge cela et que cela ne finisse pas aux oubliettes comme ce fut trop souvent le cas par le passé.
Depuis la sortie de votre livre, avez-vous eu des retours des membres de votre famille ?
Ce livre, je l’ai dédié à ma petite sœur. J’espérais que cela change quelque chose à notre relation. Lorsque je lui ai envoyé juste avant la sortie, sur le coup, je me disais que cela n’allait rien changer. Il y avait trop de non-dits et puis finalement lorsqu’elle a terminé le livre, elle m’a écrit ce qu’elle ne m’avait jamais écrit en vingt-cinq ans. L’objectif personnel que je m’étais fixé de pouvoir nous rapprocher et de « crever l’abcès », c’est réussi et j’en suis contente. Ma maman a lu mon livre. C’était le troisième livre de sa vie qu’elle lisait après la BD de Tintin et un livre sur la grossesse. Quand elle m’écrit ça, je me dis que c’est tellement ma vie, d’être dans une famille qui n’avait pas accès à la culture… Je me dis que c’est tellement aussi symptomatique du chemin qu’elle a parcouru. Elle m’a fait beaucoup de retours notamment de la culpabilité qu’elle pouvait ressentir pour finalement s’ouvrir un peu et être aujourd’hui en tout cas en filigrane et de me dire qu’elle est fière. Pour moi, c’est un grand pas, car pendant très longtemps, ils (ses parents) n’ont jamais voulu en parler, c’était quelque chose de tut. Ils ne comprenaient même pas pourquoi je voulais changer le monde et prendre la parole. Pour eux, c’était plus de la honte, que faire preuve de courage.
Si vous aviez la possibilité de retrouver l’Angélique de 14 ans, qu’est-ce que l’Angélique d’aujourd’hui, lui dirait-elle ?
Je lui dirais merci. Merci de s’être battue pendant ces deux années-là pour rester en vie, pour me permettre aujourd’hui d’être une femme, d’être une mère. Je lui demanderais si elle est fière de la femme que je suis devenue. En lui disant que j’espère tous les jours être à la hauteur du courage qu’elle a eu. C’est peut-être ce qui me guide aujourd’hui, c’est de me dire que je lui dois ça, la vie. Je lui dirais qu’aujourd’hui adulte, je fais tout, pour que cela n’arrive plus aux enfants, comme elle.
Propos recueillis par E-A lors d’un entretien téléphonique
Photo : © Astrid Di Crollalanza / Stock