Christopher Clarey: «J’ai chassé l’info pendant trente-deux ans»

Christopher Clarey: «J’ai chassé l’info pendant trente-deux ans»

6 juin 2023 Non Par SoTennis

Après avoir parcouru le monde pendant plus de trente-deux ans pour « chasser l’info », Christopher Clarey, journaliste au New York Times, s’apprête à embrasser une nouvelle carrière. Celle d’un auteur à plein temps. L’Américain, marié à une Française, évoque pour nous, dans un français parfait, son long voyage dans le monde du tennis et ses projets à venir.

Le 16 mai dernier, vous avez annoncé que vous vous apprêtiez à quitter le New York Times, après plus de 30 ans passés chez eux. Qu’est-ce qui a motivé cette décision, à ce moment-là ?

C’était une décision difficile, car j’écris pour le New York Times depuis trente-deux ans et auparavant pour le International Herald Tribune, qui était basé à Paris, devenu le New York Times International. J’ai bien aimé tout le travail effectué pour mon livre consacré à Roger Federer (The Master) et dont la version française a été publiée l’an dernier. C’est quelque chose qui m’a aidé à progresser, à être meilleur et à avancer en faisant cela. Le livre a eu plus de succès que j’avais anticipé. Il a été traduit un peu partout dans le monde et il s’est beaucoup vendu. Des éditeurs, aux États-Unis, m’avaient demandé si j’avais d’autres idées en tête. Je voulais à un moment ou un autre écrire un livre sur Rafael Nadal, car j’ai suivi toute sa carrière. Je trouve que ce moment de fin de carrière, le même finalement que Roger, était le bon moment. J’ai reçu une très bonne offre. J’étais alors face à un choix difficile, car je n’ai pas à titre personnel les capacités, ni le talent pour travailler pour le New York Times à plein temps et écrire en parallèle un livre. Il y a des gens qui parviennent à faire cela, chapeau à eux, mais pas moi ! La décision était, soit je ne fais pas le livre et je reste au New York Times ou soit je fais le livre et je quitte le New York Times. N’étant plus tout jeune, j’ai ce choix-là. Je ne l’aurais pas fait il y a 20 ans. Mais là, à 58 ans, j’ai fait ce choix-là.

À travers le monde, il y a déjà eu beaucoup de livres écrits au sujet de Rafael Nadal, mais très peu aux États-Unis…

Le seul livre qui soit vraiment sorti du lot, c’était le sien qu’il avait co-écrit avec John Carlin (ndlr : publié en 2011). Je pense que je peux apporter “mon grain de sel”, comme j’ai pu le faire avec l’ouvrage consacré à Federer. J’ai suivi Rafa tout au long de sa carrière, durant laquelle j’ai établi différents contacts. Le fait que je parle espagnol, après avoir vécu durant quelques années en Espagne, a aidé. L’idée est d’écrire une biographie, mais pas dans le style classique. Rafa est né ce jour-là, et il a gagné ce tournoi, cela ne sera pas ça. Je pense que ce n’est pas ça qui est intéressant pour le lecteur, il faut aller au bout de la chose, différemment. On pourra en reparler dans un an, un an et demi.

Le fait que vous parlez espagnol, vous le journaliste américain, a dû, effectivement, sans doute aider le contact avec l’équipe de Rafa dès son arrivée sur le circuit…

Mon espagnol était meilleur à l’époque que maintenant. Ayant vécu pendant huit ans en Espagne, à Séville, je me suis bien baigné dans le monde espagnol. Après avoir côtoyé la génération des Berasategui, Bruguera, Corretja, Moya, Martinez, Sanchez-Vicario… Une période très intéressante. Puis Rafa est rapidement arrivé. Nadal c’était encore autre chose. Le fait d’avoir cette capacité de compréhension et de parler la même langue, a été très utile.

En 2006, lors de sa deuxième victoire à Roland-Garros, vous aviez d’ailleurs été invité à sa fête…

J’avais été invité en 2005 aussi, mais je n’ai pas souvenir qu’il avait fait une grande fête. Mais en 2006, son équipe avait préparé une sorte de sortie “Paris by night”. Comme j’avais auparavant écrit beaucoup d’articles concernant Rafa, après avoir beaucoup échangé avec Benito Perez-Barbadillo (ndlr : l’un de ses agents), j’avais été invité. Mais en réalité, ce n’était pas moi qui étais invité, mais le New York Times. La soirée aurait dû être beaucoup plus folklorique. Rafael n’était pas un grand fêtard. Nous étions arrivés, avec la famille Nadal, vers 2 heures du matin, dans une discothèque sur les Champs Élysées. Rafa regardait tout ça un peu de loin. J’ai senti à ce moment-là qu’il avait déjà tourné la page, mais peut-être que je me trompe, en même temps, je n’étais pas dans son cerveau. Mais nous étions là, c’était la « madrugada ».

Obtenir des interviews avec les meilleurs joueurs, cela a toujours été délicat. Aujourd’hui, l’accès à la parole, hors conférence de presse, du joueur semble vraiment plus compliqué. Quel regard portez-vous sur cette évolution au fil des décennies ?

Effectivement, ça n’a jamais été facile d’avoir McEnroe, Lendl, Connors, Graf… Les meilleurs, qui étaient bien établis, ça n’a jamais été facile d’obtenir des interviews. Mais depuis quelques années, c’est devenu plus rare. À mon avis, avec l’exposition des joueurs aux réseaux sociaux et le fait qu’ils peuvent contrôler leur message, cela peut être perçu comme un risque de parler avec un journaliste, qui pourrait creuser quelque chose, interpréter quelque chose, alors que les joueuses et les joueurs ont une image et une valeur sur le marché. Donc c’est un risque. Les agents perçoivent ça comme cela. Je me souviens que lorsque Roger Federer m’avait appelé, c’est qu’il voulait faire passer une information par le New York Times, en l’occurrence révéler qu’il souffrait d’une mononucléose, en 2008. Aujourd’hui, il aurait fait un post sur les réseaux sociaux, ça aurait été terminé. Il y a de nos jours de moins en moins de vraie communication avec les journalistes.

Pour établir ces contacts afin d’obtenir ces entretiens, une certaine forme de proximité est utile avec le joueur et son entourage, mais en même temps, une forme de distance est à conserver…

Nous ne sommes pas amis avec les joueurs et on ne le sera jamais, du moins tant qu’on est journaliste. Dans mon cas, c’est clair que souvent la porte s’est ouverte, car je représentais le New York Times ou le International Herald Tribune, un grand organe de presse. Le fait de parler l’anglais, le français et l’espagnol ça a pu aider, mais la porte ne s’ouvrait pas pour moi ou ma « gentillesse », mais pour le journal.

Au début des années 2000, vous étiez intervenu dans un documentaire d’ESPN. Vous évoquiez, entre autres, que Michael Jordan et Monica Seles étaient les deux athlètes les plus forts mentalement que vous ayez pu suivre. Depuis, y a-t-il d’autres champions qui pourraient compléter votre liste ?

C’est vrai qu’à l’époque, Seles, c’était un monstre sur le plan mental. D’ailleurs, c’est toujours le cas lorsque je repense à cette première époque. Après, les choses ont changé pour les raisons que nous savons… Certainement, que je rajouterais Rafa à cette liste. Si vous posez la question aux joueurs et aux coachs du circuit, « Qui joue chaque point comme si sa vie en dépendait ? » La réponse est Rafa. Bien sûr, il y a Roger, Novak. Mais Rafa, tout au long de sa carrière, a vraiment été un monstre mental. Mikaela Shiffrin, même si elle n’a pas toujours été à son meilleur comme aux Jeux olympiques, comme skieuse, elle est vraiment capable de se concentrer et de réaliser son art sous pression. C’est quelqu’un que j’ai croisé au début de sa carrière et j’avais été impressionné par sa façon de faire les choses et par son mental.

Vous venez d’une famille de militaires. Vous avez beaucoup déménagé lors de votre enfance. Vous avez passé votre carrière à beaucoup vous déplacer pour couvrir différentes compétitions sportives. Cette jeune vie en mouvement, vous a-t-elle aidé pour votre vie de journaliste sportif en mouvement permanent ?

Tout d’abord, je dois remercier mon épouse. J’ai eu le boulot le plus facile, même avec les décalages horaires, et tous ces voyages. C’est vrai que j’ai grandi comme cela. Enfant, avec le travail de mon père, aux États-Unis, je changeais de lieu tous les deux ans. San Diego, Boston, Washington… J’étais obligé d’un peu refaire ma vie tous les deux ans. Je ne connaissais pas autre chose. C’était comme ça. Ma perception de la vie était celle-ci, de toujours bouger. Comme journaliste, je ne voulais pas partir comme mon père pour six mois, lors de grandes navigations pour la marine américaine. Mais si vous faites le calcul, en fin d’année, c’était pas loin. Il y a quelques années, j’étais sur la route six à sept mois. Un mois pour les Jeux olympiques, trois semaines pour Roland-Garros, deux semaines pour les Championnats du monde de ski… Cela correspondait à ma personnalité, car très jeune, j’ai été amené à me faire de nouveaux amis, à me créer de nouveaux contacts. Je suis un peu extra-introverti. J’aime bien le contact, les conversations, avoir une vie sociale riche, mais j’apprécie aussi d’avoir du temps pour moi, pour réfléchir, absorber tout cela, reprendre de la force et reparcourir le monde extérieur. Le journalisme, dans la presse quotidienne, c’est comme cela. Les recherches, les interviews, la rédaction durant trois, quatre heures, la publication et hop on passe à autre chose. Cela m’a toujours correspondu.

Après avoir toujours été en mouvement, votre vie s’annonce plus sédentaire. Quel est votre état d’esprit par rapport à cela ?

Je me sens bien. Lorsque j’ai des choix à faire, cela me prend du temps, mais ensuite, je tourne la page. C’est vrai que la vie quotidienne d’un journaliste est ce rythme, vous avez votre “produit”, vous le sortez, il y a une réaction, pour ou contre, puis c’est terminé, à la prochaine. Avec un livre, c’est beaucoup de temps, des recherches, du temps pour organiser, pour structurer tout cela. Il faut attendre beaucoup plus longtemps pour ce moment d’échange avec le lecteur. Afin de maintenir un contact quotidien avec les lecteurs, j’ai créé un blog (www.christopherclarey.substack.com). Par exemple, lors de la première semaine de Roland-Garros, après le 1er tour de Gaël Monfils, un match qui s’était terminé à plus de minuit, j’avais envie d’écrire sur cela. J’ai chassé l’info pendant trente-deux ans, je n’ai pas envie de refaire la même chose à travers ce blog, mais j’ai encore des choses à dire sur le tennis.

Si vous aviez la possibilité de rencontrer le Christopher du début des années 1990, qu’est-ce que le Christopher d’aujourd’hui lui dirait-il ?

J’ai toujours suivi ma voix intérieure. Jeune, je me suis souvent dit ça. Parfois, j’ai eu tort de l’écouter, mais dans ce sens-là, je pense que j’avais bien raison. Si vous parvenez à faire confiance en cette voix, même si ça s’avère à la fin n’être pas le bon choix, au moins vous êtes tranquille, car c’est quelque chose qui vient de vous, la conscience peut être tranquille. Si je pouvais me rencontrer à cette époque-là, je me dirais cela encore plus fort, ça, c’est sûr. Je me dirais aussi, une chose que je n’ai pas faite, cela peut sembler petit, mais pour moi c’est important maintenant, de prendre le temps d’apprécier ce que je suis en train de faire, les endroits à visiter… Ce n’est pas toujours le boulot qui doit primer, il faut prendre aussi du temps, afin d’avoir une vision plus large. Je me dirais aussi de prendre plus de photos. J’ai pris très peu de photos des 70 pays que j’ai visités au cours de ma carrière. C’est dommage, car la mémoire fonctionne jusqu’à un certain point, mais toutes ces choses en Afrique, en Australie en Amérique du Sud, c’est vague maintenant. Il y a cinq ans, avec mon smartphone, j’ai commencé à prendre beaucoup de photos, mais avant cela, très très peu et c’est un grand regret.

Propos recueillis par E-A à Roland-Garros