Boris Cyrulnik : «Le sport de haut niveau introduit d’autres contraintes»

Boris Cyrulnik : «Le sport de haut niveau introduit d’autres contraintes»

10 octobre 2022 Non Par SoTennis

Neuropsychiatre, directeur d’enseignement du diplôme universitaire d’éthologie humaine de l’université de Toulon, Boris Cyrulnik est connu pour avoir fait redécouvrir la psychanalyse en France et pour avoir vulgarisé dans ses livres le concept de résilience. Le psy préféré des Français apporte son éclairage sur la vaste question de la santé mentale.

Comment définiriez-vous la santé mentale ?

C’est l’épanouissement de nos potentiels humains dans un contexte donné. Dans l’épanouissement humain, il y a l’épanouissement biologique et l’épanouissement psycho-affectif.

Le mardi 8 septembre 2020, vous remettiez le rapport de la commission d’experts pour les « 1000 premiers jours ». Ces 1000 premiers jours de l’enfant, conditionnent-ils la santé et le bien-être de l’individu tout au long de sa vie ?

Ces 1000 premiers jours sont un bon départ, mais ce n’est pas assuré pour toute la vie. Schématiquement ces « 1000 premiers jours » correspondent à la conception jusqu’à l’apparition de la parole au vingtième ou trentième mois. Toutes les découvertes actuelles et les milliers de publications sur les « 1000 premiers jours » montrent que lorsqu’un enfant peut s’épanouir dans un milieu sécurisant et stable, il acquiert des facteurs de protection. Cela veut dire si ensuite au cours de sa vie, il a un pépin ou un trauma dans sa vie il va mieux les affronter et si après le trauma, on lui tend la main ou la parole, il déclenchera facilement un processus de résilience. Alors que si un enfant n’a pas été sécurisé au cours de ces « 1000 premiers jours », il acquiert des facteurs de vulnérabilité et si au cours de sa vie il subi des pépins ou des traumatismes, il va les affronter très douloureusement, et même si on lui tend la main et la parole, la résilience sera possible, mais beaucoup plus difficile à déclencher.

L’enquête CoviPrev menée par Santé Publique France, depuis le début de la crise sanitaire, atteste d’une dégradation significative de la santé mentale de la population avec notamment des états anxieux et dépressifs à des niveaux élevés. Selon vous, cette santé mentale, est-elle mieux pris en considération dans notre société actuelle ?

Nous avons également mené un travail concernant la dégradation de la santé mentale dans un contexte de paix, une famille, un quartier, où il n’y a pas trop d’épreuves, où il y a les épreuves habituelles de la vie, il y a presque 17 % de ces personnes qui sont en dépression constante, ce qui est énorme. Or, on constate que dans un contexte de confinement, de stress constant, dans des cultures de sprint, de compétition, à la sortie des confinements, surtout chez les jeunes, chez les adolescents, on frôle les 40 % de dépression ce qui est énorme. Aujourd’hui, je pense que cette santé mentale est mieux prise en considération, ce qui est un progrès. Il y a encore quelque temps, on n’en parler pas, on considéré cela comme un non-sens. Il y a quelques années, quand un homme flanché où avait des troubles du comportement après la guerre ou après des conditions de travail effrayantes, on disait qu’il était une femmelette. J’ai entendu cela lorsque j’étais enfant. Cela a duré jusqu’aux années 1960, 1970. Freud, au XIXe siècle, a évoqué le traumatisme dans une signification particulière, c’était pour expliquer l’hystérie, aujourd’hui, le mot a disparu du vocabulaire psychologique et de la psychiatrie. Après la guerre du Vietnam, la chanteuse Joan Baez avait déclenché un mouvement de réflexion, en disant que si les hommes rentraient du Vietnam altérés, bagarreurs, troublés, il ne fallait pas les mettre en prison. Les responsables n’étaient pas ces hommes mais les gouvernants, les politiciens. Cela a complétement changé la manière de raisonner. Lors de la Première Guerre mondiale, lorsque les hommes étaient rentrés, avec des troubles psychiques, cela avait provoqué un pic de divorce. Les femmes pendant quatre ans avaient tout fait marcher, elles ne voulaient plus vivre avec des hommes insupportables parce qu’ils souffraient énormément. Après la guerre du Vietnam, la pensée a été différente.

Ces troubles psychiques, est-ce possible de les repérer par soi-même de manière précoce et si oui comment ?

En général, les gens disent : « Je ne me sens pas bien ». C’est le repère le plus banal. Je ne me sens pas bien, je dors mal, je ne pense qu’au malheur qui m’est arrivé, je ne peux pas penser à autre chose. Je ne peux plus penser, je ne peux plus aimer, je ne peux plus jouer, je suis prisonnier du passé. Je viens de dire avec mes mots ce que disent à peu près les gens quand ils commencent à souffrir.

La résilience, qu’elle place a-t-elle dans tout cela ?

Ce n’est pas se soumettre au passé. On a une blessure, on ne peut pas l’oublier. Elle est dans notre cerveau, dans notre mémoire, mais on peut en faire quelque chose pour se remettre à vivre le mieux possible. C’est la définition de la résilience.

Ce sujet de santé mentale est encore tabou dans le sport de haut niveau. Très peu d’athlètes osent briser le silence. Est-ce verbaliser son mal-être est la première chose à faire pour tenter d’aller mieux ?

C’est la première chose à faire, mais cela ne veut pas dire qu’on va mieux. Néanmoins, on a repéré d’où venait le mal. Pendant très longtemps, lorsqu’on se sentait mal, on disait que quelqu’un nous avait jeté le mauvais œil. C’était généralement le voisin, l’étranger… Cela existe encore. La neuroimagerie découvre à quel point le sport est un euphorisant et un stimulant cérébral. Il y a énormément de travaux qui montrent que se servir de ses muscles stimule et vascularise et développe la partie correspondante du cerveau. Par exemple, les pianistes, sur le cortex temporal, il y a la zone des doigts, la partie de l’impulsion neuronale, qui part du cerveau pour arriver jusqu’aux doigts. Les pianistes ont cette zone hypertrophiée. Le sport stimule le cortex de manière bénéfique, pour la zone de l’anticipation, pour la zone de la mémoire et des émotions. Cela, c’est pour le sport de petit niveau. Le sport hygiène mentale. En revanche, le sport de haut niveau introduit d’autres contraintes. C’est l’hyper entraînement, le stress, des conditions d’existence difficiles qui peuvent avoir pour effet secondaire des équivalents d’usure, de même qu’il y a des fractures de fatigue, il peut y avoir des usures traumatiques où les sportifs ne pensent qu’à ça. Là, il y a probablement un piège qui est l’hyper stimulation qui est toxique pour le cerveau, car cette hyper stimulation empêche les phases de récupération. Pour son bien-être, cela consisterait à s’entraîner et à avoir un rythme d’alternance. Le rythme naturel qui permet la santé mentale, c’est l’alternance entre la stimulation et le repos. Or, les sportifs de haut niveau, souvent, n’ont pas cette alternance et l’on voit des accidents physiques et psychiques.

Notre époque est également rythmée par les réseaux sociaux où sont présents différents commentaires, notamment négatifs. Selon vous, comment peut-on prendre de la distance par rapport à ces réseaux sociaux, et peut-on prendre de la distance lorsque déjà la santé mentale est soumise à rude épreuve ?

Plus on passe de temps devant les écrans plus on augmente la probabilité de dépression. Cela va vite, car au-dessus de trois-quatre heures par jour, on acquiert des facteurs de vulnérabilité des usures de l’attention qui augmentent la possibilité de dépression. C’est-à-dire si à ce moment-là arrive une épreuve de la vie, on ne la supporte pas. On ne supporte plus rien. On voit aussi que les gens qui passent trop de temps devant les écrans s’isolent et ne supportent plus le stimulus de la vie quotidienne.

Est-il possible de nos jours de ne pas voir ce monde de manière binaire ?

La pensée paresseuse est la pensée binaire. Tout ce qui n’est pas gros est maigre tout ce qui n’est pas petit est grand, tout ce qui n’est pas homme est femme. Cette pensée binaire, c’est le début de la pensée sans jugement. Un enfant a cette pensée lorsqu’il commence à penser. C’est pardonnable chez un enfant, mais impardonnable chez un adulte. Pourtant, il y a beaucoup d’adultes qui restent dans cette pensée paresseuse. Les gens qui se laissent prisonniers des écrans ont des certitudes pratiquement, quasiment, délirantes. L’aspect incroyablement bénéfique de ces écrans, c’est que l’on peut acquérir un nombre pharamineux d’informations en un clic, mais l’aspect maléfique, c’est qu’on n’a pas la lenteur de l’élaboration qui nous permet d’apprendre à juger. On le perd très souvent. Les rumeurs ont toujours existé, les groupes sociaux ont toujours existé. Internet aggrave un processus qui a toujours existé qui résulte de la pensée paresseuse. Les gens ne veulent plus, ne peuvent plus, ne font plus l’effort de vérifier ce qu’on leur dit.

La santé mentale a-t-elle une chance de devenir prochainement LA grande cause nationale, d’après-crise ?

Non seulement nationale mais mondiale. L’OMS (Organisation mondiale de la Santé) montre que cette santé mentale est le budget numéro un d’un grand nombre de pays. L’OMS prévoit que dans dix ans, c’est-à-dire, demain, ce sera le budget numéro un. C’est une préoccupation énorme des Etats et des systèmes éducatifs. Les Etats vont consacrer un budget énorme à la santé mentale. S’ils ne le font pas, il y aura des malheureux, il y aura des troubles, des accidents sociaux. S’ils le font cela va coûter très cher. Aujourd’hui, on pense que la personne est devenue une valeur, de l’étoffe, de la hiérarchie des valeurs morales et le développement des personnes est devenue une priorité. Une grande partie de l’éducation et de la culture sera consacrée au développement personnel. Il y aura d’ailleurs des effets secondaires, car ce développement personnel va fragiliser la force sociale, comme on le voit actuellement en Russie, où des centaines de milliers de Russes fuient la mobilisation générale avec l’accord et l’aide de leur famille. Alors que jusqu’à la guerre du Vietnam, un homme qui aurait refusé de combattre aurait été la honte de sa famille, de sa femme voire de sa mère. Alors qu’aujourd’hui, c’est un symptôme précieux qui confirme l’idée que je vous propose. Actuellement, le développement de la personne devient prioritaire à celui de l’organisation des sociétés. On ne peut plus faire du social en sacrifiant les femmes et les hommes, notamment dans des conditions de travail insupportables.

Propos recueillis par E-A, lors d’un entretien téléphonique réalisé le 8 octobre 2022.